Comme à l’accoutumée Magnus quittait son antre, sa taverne, jamais à la même heure. C’est dangereux de faire les choses toujours à la même heure. Il avait ce pincement au cœur à l’idée de se confronter au monde extérieur. Il était bien chez lui, dans son univers. Ses murs étaient tapissés de livres, de vieux livres, dont l’humidité faisait planer dans l’air une odeur rassurante. A première vue ils avaient l’air d’être placés aléatoirement, certains couchés ne révélaient pas leur tranche, mais en réalité Magnus les rangeait. A la vue de son appartement, le mot pouvait paraître exagéré, mais si, c’était son rangement à lui. L’ordre alphabétique ne l’intéressait pas, à quoi cela pouvait bien servir ici étant donné qu’il savait exactement où chacun d’entre eux était positionné. La couleur, ça, ça lui parlait, les nuances, l’équilibre, les dégradés qui couraient sur les murs. Quand on s’asseyait chez lui on s’y sentait bien. Quelque-part dans le subconscient devaient s’entremêler ces harmonies de couleurs et d’odeurs d’époques, comme dans un vieux grenier désorganisé, organisé. Dans certains recoins, l’absence de livres permettait l’exposition d’objets tous aussi insolites les uns que les autres. Il aimait ces vieilleries, la fontaine à absinthe, la lampe de bibliothèque ou la machine à écrire. Il s’imaginait souvent qu’elle eut été martyrisée pour écrire des romans d’aventures et d’explorations. D’ailleurs s’il n’était pas si paresseux il l’utiliserait.
Magnus marchait avec un rythme modéré, toujours dans ses pensées, d’ailleurs était-il un jour sorti de ses pensées ? Il avait un talent incroyable pour dénicher au détour d’une ruelle ou d’un jardin, des petits bouts d’histoire, des situations incongrues ou des associations de formes révélant une poésie cachée. En revanche sa distraction pouvait lui faire manquer un autobus ou traverser sans regarder de part et d’autre. Il pourrait y avoir une invasion de zombie que Magnus traverserait la route en bas de chez lui de la même manière, il n’écoutait pas les informations, les problèmes du monde réel passaient très loin de sa personne. Egoïste ? Peut-être. Pour lui être humain doté d’une vraie sensibilité ne pouvait encaisser toute cette décadence sans se protéger. Ses semblables jouaient les offusqués, dès lors qu’une affaire pas très jolie pointait le bout de son nez, puis reprenaient leur quotidien là où ils l’avaient laissé, comme si de rien n’était. Magnus n’aimait pas beaucoup ses congénères mais il devait admettre une chose, il était finalement comme eux. Sommes-nous tous un peu lâches ?
Son itinéraire comprenait un passage, un passage étroit et singulier. Il avait en horreur ce passage mais il était en même temps fasciné par les émotions qu’il suscitait. Il l’empruntait tous les matins et tous les matins il ressentait la même chose.
L’entrée de ce corridor, était la partie qu’il détestait le moins, il pouvait même admettre que l’agencement et l’atmosphère lui plaisait. Sur ces grilles parallèles des plantes venaient s’entrelacer, donnant l’impression de digérer le métal rouillé avec une lenteur acharnée, chaque feuille cachant un peu plus l’œuvre de l’homme. Le macadam montrait péniblement un tiers de sa surface, le reste étant recouvert de mousse. Des trainées vertes s’échappaient des ces forêts miniatures et dessinaient sur le sol de sombres chenaux, vestiges de matinées de rosée. Sur ces premiers pas, le vert prédominait sur le gris, tableau mouvant d’un béton qui reprenait vie.
Les choses se corsaient dans le cœur du chemin. Les frissons liés à la moiteur ambiante disparaissaient, laissant place à un vide, plus rien pour exciter les terminaisons nerveuses, l’humanité s’évanouissait. Le tohu-bohu des chants d’oiseaux et du frottement des insectes abandonnait ses tympans et faisait désormais régner un silence lourd, la vie se dissipait un peu plus à chaque enjambée. Les quelques arbres à présent dispersés n’étaient plus que souches, noires, hostiles. Les amas de mousse jusque-là si riches, s’asséchaient et laissaient apparaître de vieux chewing-gums érodés. Le bitume reprenait sa couleur, en admettant que le gris soit vraiment une couleur. Magnus commençait à entendre ses propres chaussures sur sol, il n’y avait plus de matière pour amortir, juste un revêtement brut, le rythme acoustique engendré était las, plat, il n’y avait que lui et le béton.
Il apercevait maintenant la sortie du passage, ce passage qu’il haïssait tant. Mais il n’y a nulle satisfaction à quitter un lieu quand le suivant est encore moins avenant. Magnus le savait, mais continuait son avancée, comme tous les matins, vers son inéluctable destin. Sur la fin du trajet, il n’y avait plus âme qui vive, plus de végétaux, plus de volatiles, le néant. Les odeurs n’étaient plus, les sons non plus. Juste ses pas, toujours ce rythme, cette cadence hypnotisante, qui de façon cyclique le métamorphosaient seconde après seconde en robot. Il avançait inexorablement vers l’exutoire, il ne réfléchissait plus, tout était mécanique. A présent le paysage brillait par son parallélisme, ses bâtiments carrés, ses barrières symétriques, sa tristesse anthracite. Comme si l’architecte de ces lieux ignorait ce concept qu’est la diagonale.
Il savait que chaque passage le transformait d’avantage, il perdait un peu de lui-même. Ces morceaux égarés en chemin, il ne les récupèrerait jamais. Magnus terminait à présent son périple, c’était l’affaire d’à peine quinze minutes, mais sur ce laps de temps, l’individu spontané et inspiré qu’il était, devenait morne et triste.