L’hameçon

Birmingham 1892

C’est un de ces soirs que j’apprécie particulièrement, la fin d’une averse, l’odeur de l’asphalte, cette lumière jaune qui envahit la rue. Cela n’arrive pas souvent, il faut que tous les ingrédients soient réunis à un moment précis, et là seulement, la magie opère. Le pavé reflète les gerbes de feu qui s’échappent des usines, chaque étincelle sautille et sautille encore pour vivre le plus longtemps possible. La fumée omniprésente prend une teinte ocre et habille les bâtiments d’un manteau de fourrure. Les passants foulant le sol et le miroir horizontal qu’il constitue, se trouvent affublés d’un double inversé qui les suit à la trace. Dans ces moments-là personne n’est vraiment seul.

Je reconnais un haut de forme et a fortiori son porteur, il s’agit de Mr Beckett, il habite non-loin de mes appartements. C’est un homme d’une rare élégance, sa démarche, la façon dont il s’exprime et ses gestes, sont dotés d’une incroyable douceur. Je n’ai jamais vraiment eu l’occasion de tenir une discussion avec lui, mais je suis sûr d’une chose, qu’importe le sujet abordé, le débat serait des plus agréable. Les rares instants où j’aperçois Mr Beckett, se résument au matin quand il part travailler, et quelquefois la nuit à des heures tardives quand il rentre après quelques banquets ou diners mondains. Il est en ces moments généralement accompagné d’hommes. Il pourrait se faire lyncher pour ça, surtout qu’ici les rumeurs vont bon train.

Ce soir, une fois n’est pas coutume, je sors. J’ai reçu une invitation pour une réception donnée par l’ambassadeur lui-même qui a lieu à Tully’s bridge. Je mets un complet, mais pas mon favori, je n’y vais pas pour me donner en spectacle ou rencontrer l’âme sœur, seulement converser avec mes contemporains, il n’est jamais très bon de rester sans contact avec ses congénères trop longtemps. Qui sait, ça pourrait nous faire exploser des idées au visage, cinglantes, criantes de vérité, qui rendraient la vie plus compliquée qu’elle ne l’est déjà.

Mais en cette fin d’après-midi, l’atmosphère feutrée qui règne me donne envie de renouer le contact, de voir qu’il y a des âmes qui valent la peine d’extraire ma carcasse de ces murs. La redingote sur les épaules je pars à cette réception, plein d’espoir. Bon sang ce que j’aime ces effluves de charbons calcinés, le bruit des charriots sur la pierre, les bribes de discussions que j’attrape au vol. J’essaie de construire une histoire avec ces pièces, le rendu est totalement absurde mais me fait rire.

La réception est telle que je l’imaginais, des rubans sur les rambardes, des épaulettes soyeuses, des médailles lustrées, des épées poussiéreuses, des moustaches aériennes et des paroles, beaucoup de paroles. Du contenu ? Laissez-moi en douter. Et tous ces corsets traumatisants sur ces corps fort martyrisés.

La soirée bat son plein et j’essuie plusieurs échecs dans mes tentatives de communication. Certains, prétextent devoir aller chercher plus de champagne pour s’éclipser, d’autres me fixent avec dédain jusqu’à que je comprenne que je ne suis pas le bienvenu dans le cercle, certaines ne prennent même pas le temps de me considérer et disparaissent.

Jugeant que cette tragédie a assez duré, je pose mon verre sur le premier plateau venu et entame mon voyage vers la sortie. Je suis un peu bousculé, éclaboussé, ce qu’il est difficile d’élaborer un itinéraire dans cette masse mouvante et imprévisible. Je ne suis plus qu’à quelques mètres de l’immense porte sculptée. Durant la soirée j’ai eu le temps d’en observer les moindres détails, je dois d’ailleurs être le seul. L’ébéniste n’aura pas travaillé des heures pour rien. Je m’arrête une dernière fois, le regard sur mes chaussures, je compte mentalement à rebours jusqu’à cinq… dans l’espoir que quelqu’un me retienne, quatre… sauve ma soirée, trois… ou peut-être même plus, deux… ma personne toute entière, un…

Je pousse un long soupir, cela rajoute un peu de temps, on ne sait jamais. Rien… Cette fois c’est décidé je quitte cet endroit pour de bon. Alors que je m’élance, je sens une main saisir mon épaule accompagnée d’un : « Monsieur » à peine audible parmi le brouhaha ambiant. Ce mot était en réalité à peine audible pour les gens présents, mais pour moi il résonnait encore avec une force incroyable. Je reconnais instantanément cette sensibilité dans la voix, j’effectue un demi-tour et me retrouve face à lui. Mr Beckett est là, les deux paumes soigneusement placées sur le sommet de sa canne, il sourit, un vrai sourire sincère.

« Vous partez bien prématurément, si je puis me permettre » un silence s’installe le temps que je choisisse entre les deux options qui s’offrent à moi. La première, je lui raconte des balivernes et feins de ne pas me sentir dans mon assiette, la seconde je lui dis la vérité, que les soirées mondaines ne sont pas faites pour moi. Cet homme m’inspire confiance, je ne veux pas lui mentir.

« Bonsoir Monsieur, j’ignorais que vous étiez ici. Je dois dire que je ne me sens pas à ma place ici, les codes sociaux me sont un peu, disons… étrangers. Regardez autour de moi, ni capitaines, ni demoiselles, je suis de toute évidence un piètre interlocuteur. »

Mr Beckett garde son sourire et me répond simplement « Fuyons loin de ces paltoquets » En un clin d’œil nous nous retrouvons à l’extérieur et nous voilà dévalant les ruelles sombres en direction de nos quartiers. Mr Beckett, que je peux désormais appeler Peter, est extrêmement drôle, il a une énergie débordante, il lui arrive d’illustrer ses propos avec quelques pas de danse. Il doit me trouver terriblement ennuyeux, mais ce n’est pas grave, cette nuit est agréable. Nous avons traversé la ville en une fraction de seconde, le temps passe si vite en bonne compagnie.

On s’arrête sur le pas de sa porte, Peter avance sa main vers moi pour me saluer, mais se ravise, son regard change, il ne sourit plus.

« Tu veux entrer ? »

J’ignore à ce moment ce qu’il attend de moi, mais connaissant ses mœurs, je risque fort de le décevoir s’il entreprend quoi que ce soit avec moi. Peut-être a-t-il seulement du bon whisky à partager. Quoi qu’il en soit il me fascine et je veux voir à quoi ressemble son environnement. Peter ouvre sa porte, je peux déceler l’hésitation dans son geste, il reste immobile un instant, puis finit par ouvrir en grand.

« Je vous en prie, entrez donc »

Le plafond est étonnamment haut, il y a de magnifiques voûtes en briques, le mobilier est beaucoup moins raffiné que ce que j’imaginais. Des caisses sont entreposées, tout est carré, simple, je dirais même presque insalubre. Le mur du fond est comme transparent, c’est étrange on dirait une cuve en verre géante. Ce n’est pas éclairé, mais j’ai l’impression qu’elle contient de l’eau. Devant mon regard perplexe, mon hôte m’explique que son bâtiment était un entrepôt de stockage, qu’il est relié au canal, mais ne connait pas l’utilité de ce bassin.

« Vous aimez la musique ? »

J’acquiesce avec conviction. Il s’approche alors du phonographe et met en marche l’instrument. Le son est incroyable, je ne détecte aucun parasite, aucun craquement. Je crois que c’est un chant, une voix féminine, c’est difficile à appréhender c’est si particulier, c’est d’une beauté à couper le souffle. J’ai l’impression qu’il n’y a pas d’instrument, ou alors si, ils y sont tous, à l’unisson, impossible d’isoler un son connu dans cette mélodie. Je n’en reviens pas, j’ai le corps qui vibre, j’ai des fourmillements dans la poitrine et dans la gorge, je n’ai jamais rien ressenti de tel,  je suis amoureux, de quoi, je n’en sais fichtrement rien, je suis fou amoureux. C’est hypnotisant, c’est agréable, c’est frustrant. Peut-on être amoureux de rien ?

« Quelle est cette musique ? De qui est-ce ? Je suis surpris par ma diction, lente et posée.

« Tenez voici votre verre » Je crois qu’il ne m’a pas entendu, je le remercie et je me dis que j’ai tout le temps du monde pour réitérer ma question. Peter me désigne l’échelle qui longe la cuve jusqu’au sommet.

« J’ai pour habitude de boire mon whisky tout en haut sur la plateforme, les pieds dans l’eau. Cela vous pose un souci ? Vous n’avez pas le vertige au moins ? » Je dois admettre que je n’en sais rien, je ne me suis jamais retrouvé en hauteur. Grimper une échelle ne doit pas être bien sorcier.

« Je vous suis » Cette musique me donne des ailes, je pourrais affronter toute une armée en dansant sur un pied. Nous escaladons tous ces barreaux et nous nous retrouvons sur la cuve, je suis un peu essoufflé, je n’en ai pas l’habitude. J’ai les mollets immergés dans cette masse d’eau, c’est étrange, on dirait le néant, on ne distingue aucune forme, c’est apaisant. Alors que j’observe la pièce de ce nouveau point de vue, je constate qu’aucun cylindre n’est présent sur le phonographe. Mais d’où provient ce son si limpide ? Je ne peux déceler sa source, c’est comme s’il sonnait directement en moi. Avant que je ne puisse questionner le propriétaire des lieux, ce dernier, d’un geste de la main me fait signe de regarder derrière.

« Laissez-moi vous présenter Airelle » En une fraction de seconde je su de qui j’étais tombé amoureux. Elle était là assise à côté de moi, je ne prononce aucun mot, elle esquisse un bref mais ravageur sourire. Nous nous regardons durant ce qu’il semble être une éternité, plus rien n’existe. Cette femme est infiniment belle, chacun de ses traits est parfait. Je suis subjugué et tétanisé lorsque qu’elle approche sa bouche de mon cou. Je n’avais pas remarqué qu’elle était nue, enfin pas entièrement, sur ses jambes était disposé un voile brillant, comme une longue jupe dont la texture paraissait en relief. Je n’avais jamais rien vu de tel, un tissu constitué de milliers de losanges presque organiques. Je sens ses bras m’étreindre, je suis transporté dans un océan de bonheur. M’étais-je déjà senti aussi bien ? Sa peau si douce glisse sur la mienne, je n’ai plus aucun repère, mon cerveau est saturé d’informations, les sens en ébullition. Toujours cette mélodie qui caresse mon corps, ou bien est-ce l’eau ? Je me rends compte que je suis totalement immergé avec cette déesse, peut-être même sommes-nous à l’envers. Le bassin ne ressemble plus au néant, il est rouge, un beau rouge, chaud. Dans un flou ardent, je distingue brièvement Mr Beckett assis sur son canapé miteux le regard dans le vide. Je me sens inéluctablement glisser vers l’inconnu, mais je n’ai pas peur, au contraire c’est délicieux, délici…

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